Mon père est né au Havre en 1902. Ses parents étaient
très pauvres. Son père était chauffeur sur les bateaux, c'est-à-dire qu’il
travaillait dans les soutes des navire à alimenter en charbon les chaudières.
C’était épuisant, malsain, il ne voyait jamais le jour, il fallait beaucoup de
courage. Ma grand-mère, complètement illettrée, ce qui n’empêchait pas son
intelligence, lavait le linge des marins qui accostaient au port après trois ou
quatre mois de navigation. Le quartier Saint-François où ils habitaient était
le fief des Bretons du Havre. C’était très vieux, très sale, il n’y avait ni
eau, ni électricité aux étages. Ma grand-mère Françoise, appelée Francéa,
montait les seaux d’eau jusqu’au quatrième pour faire ses lessives. On peut
dire que c’était la misère ! En économisant sur tout, ils purent acheter
une petite maison à Kerbleustic. Ils se disaient que la misère du pays natal
serait peut-être plus facile à vivre que la misère du Havre, et, au moins, il
seraient au grand air.
Papa avait huit ans quand ils s’installèrent à
Kerbleustic pour une nouvelle vie. Dans le quartier Saint-François, tout le
monde parlait breton. Il fut donc tout de suite à l’aise avec ses nouveau
copains. La famille possédait une petite pièce de terre autour de la maison,
elle se mit donc à cultiver des pommes de terre, des légumes pour la soupe, des
betteraves fourragères et des navets que ma grand-mère faisait cuire dans
l’âtre dans un gros chaudron pour nourrir le cochon. Avec le restant des
économies, ils purent acheter une petite vache « pie noire ». Cette
vache paissait sur le bord des fossés. Dans toutes les familles cela se passait
ainsi, il n’y avait pas besoin d’élagueuse, tout était très propre. Avec en
plus quelques poules, Ils purent vivre presque confortablement. La vache
donnait beaucoup de lait malgré sa petite taille et ne coûtait pas cher en
nourriture. Il y avait du lait, du beurre... Toute la faille mangeait des
patates avec du lait ribot, c’était l’ordinaire de la maison. Par contre, tous
les œufs étaient vendus. En manger était considéré comme du dizurz, du gaspillage. Tous les mercredis,
Francéa prenait le char à bancs avec ses deux paniers, l’un rempli d ‘œufs,
l’autre de mottes de beurre. Elle s’installait sur la place des Halles avec ses
marchandises. Si elle ne savait pas lire, elle était imbattable en calcul
mental.
L’année de ses douze ans, le petit Édouard fit sa
communion solennelle. Quel événement ! À cette occasion, ma grand-mère,
qui voulait que son petit garçon soit « chic », fit un achat somptuaire.
Elle avait économisé sou par ou pour acheter à son fils un beau chapeau melon.
Elle, qui avait vécu en ville pensait que c’était le summum de l’élégance.
Imaginez un peu ce jeune garçon avec son beau costume un peu trop large et un peu
trop long qui devait faire du « profit » pendant deux ou trois ans et
son beau chapeau melon ! Tous ses copains d’alors, les L’Anthoën, les
Tual, les Cloarec, les Boulard étaient pliés de rire, et lui ne savait plus où
se mettre. II était vraiment mortifié. Heureusement que dans l’église les
garçons et les hommes sont tête nue ! Après la messe, il partit en courant
à la maison pendant que sa mère et sa sœur visitaient leurs tombes familiales. À
mi chemin de la maison, le petit Édouard, qui tenait son chapeau à la main, le
lança dans un talus parmi les ajoncs fleuris. Au moment de retourner à l’église
aux vêpres, impossible de mettre la main sur le chapeau. « Oh ! Ma
Doué ! », c’était la catastrophe ! La maman était bouleversée,
et pendant longtemps elle reprocha à son fils sa négligence et son manque de
soin pour ses affaires. Il est probable que le cultivateur propriétaire du
talus trouva ce couvre-chef étrange à la saison de la coupe des ajoncs, et on
peut même imaginer qu’il s’en servit sur un épouvantail pour les oiseaux !
Papa avait des remords d’avoir fait de la peine à sa
mère qu’il adorait. Pour se faire pardonner, il trouva un subterfuge. Son père,
Jean-Marie, qui savait lire, était abonné à Ouest-Éclair. À la fin de la
journée, il passait le journal à ses voisins Maï Poléon et L’Anthoën. Il y
avait un feuilleton genre Les Mystères de
Paris ou Les deux orphelines, et
papa prit l’habitude de lire à sa maman ces belles histoires tristes. Lorsqu’il
revenait de l’école, après avoir mangé sa tartine et fait ses devoirs, il
prenait le journal ; Francéa s’installait confortablement avec son tricot,
et son fils lui lisait la suite de l’histoire : elle attendait ce moment, qui
était la recréation de la journée.
Papa parlait toujours avec émotion de ces moments
bénis où il était si proche de sa mère.
Jeannick Le
Saux-Rémond
Les articles publiés sur son blog sont magnifiques!!! Et même si la plupart évoquent des années révolues, les "aventures" vécues à Plougrescant semblent intemporelles et j'ai l'impression que chaque génération pourrait s'y retrouver. Même si le papier est passé de mode, pourquoi ne pas faire un recueil écrit de toutes ces anecdotes?
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