jeudi 6 octobre 2016

Marie Castel Meur


   Beaucoup de Plougrescantais d’un certain âge ont certainement gardé le souvenir de Marie Castel Meur. C’était une personne de fort tempérament, une grande et belle femme avec une voix qui portait loin, très chaleureuse, colérique si elle se sentait agressée, généreuse si quelqu’un avait besoin d’elle. La vie n’avait pas été tendre pour elle. Elle était restée veuve assez jeune avec ses trois garçons à élever, avec de très petits moyens. Elle habitait dans la maison du Gouffre, non pas la maison entre les deux rochers, mais l’autre. On est obligé de passer devant cette maison quand on va visiter le Gouffre. Si elle n’était pas dans son champ à cultiver ses pommes de terre ou ses légumes, elle était forcément chez elle ou devant sa maison à surveiller ses moutons. Le site du Gouffre était entretenu par ses quelques brebis. Il n’y avait aucune ronce ni même des ajoncs. En revanche, les bruyères prospéraient et quand elles étaient en fleurs tout le site était rose et mauve, c’était vraiment une splendeur. Marie n’avait peur de rien ni de personne. Il lui arrivait souvent de côtoyer des personnes importantes. À l’époque, il n’y avait pas encore de cars de touristes qui venaient visiter Castel Meur.    Au moment des grandes marées et des tempêtes, les « gens de l’intérieur » venaient spécialement voir le spectacle, et beaucoup étaient conviés par elle à boire le café dans sa maison. C’est ainsi qu’un jour elle reçut le préfet des Côtes-du-Nord : elle venait de pêcher des ormeaux, et Monsieur le préfet lorgnait vers son panier avec un regard plein d’envie. Avec sa générosité habituelle elle lui fit cadeau d’une dizaine de ces mollusques. Marie Le Louarn, appelée Marie Castel Meur, connaissait tous les bons coins pour pêcher les ormeaux, c’était son territoire ! – « Si vous avez besoin d’un service, Marie, n’hésitez surtout pas ! ». Un jour elle eut un problème de paperasses à résoudre qui la préoccupait beaucoup. Mon cousin Paul Le Saux et sa femme Jeanne étaient de passage. Marie leur expliqua qu’il lui fallait une signature importante. Ils étaient en vacances et proposèrent à Marie de l’emmener à Saint-Brieuc voir le préfet. Rendez-vous fut pris, et le jour venu Marie était sur son trente-et-un, ses claques du dimanche étaient bien cirées et elle avait acheté un nouveau tablier-robe de couleur bleu et lilas avec une belle fermeture zip qui remplaçait les boutons habituels. Arrivés à Saint-Brieuc à la préfecture, elle fut reçue tout de suite dans le bureau du préfet. J’ai oublié de dire qu’elle était venue avec un panier plein d’ormeaux. Mon cousin entendait les exclamations et les rires de l’autre côté de la porte. Au bout d’un moment, Marie sortit avec son papier signé. Monsieur le préfet vint plusieurs fois avec son épouse boire le café dan la petite maison du Gouffre, cela le changeait de tous les tracas et lui changeait les idées.
   Le 19 mai 1947, il s’est passé un événement extraordinaire. C’était le 600e anniversaire de la canonisation de Saint Yves. Tout Tréguier était pavoisé, et le pardon de Saint Yves fut fêté avec un éclat particulier. La foule était énorme, des avocats vinrent du monde entier saluer leur saint patron ; le chœur de la cathédrale était rempli d’évêques, et le Pape Pie XII avait dépêché son nonce apostolique, le cardinal Roncalli, pour élever avec solennité la cathédrale au rang de basilique. C’était énorme ! Il y eut même un timbre sorti ce jour-là à l’effigie du saint. Beaucoup de personnes en profitèrent pour oblitérer ce timbre sur des cartes postales avec le cachet « premier jour » ! La procession jusqu’à Minihy est très longue, et le pauvre cardinal qui présidait la cérémonie et devait distribuer ses bénédictions à droite et à gauche était complètement épuisé. Il faut dire qu’il avait les jambes un peu courtes et un problème de poids. Après la cérémonie, après avoir mangé, il devait demander à tous ces Monsignori de l’excuser de ne pas pouvoir venir aux vêpres. Son chauffeur lui proposa d’aller admirer la côte, et c’est ainsi que Marie Castel Meur vit arriver devant chez elle une grosse voiture noire avec un pavillon bizarre, celui du Vatican. – « Celui-ci doit être important ! », se dit-elle. Comme elle ne craignait rien ni personne, elle s’avança hardiment vers ce petit homme très sympathique qui lui souriait. – « Hola vat ! Vous êtes venu vous promener ? Allez voir comme c’est joli. Je vais faire du café, et au retour vous pourrez vous reposer et vous réchauffer chez moi ».
Voici donc le monseigneur cardinal qui entre chez elle au retour de sa promenade et qui s’installe sur le banc devant la table. Avec son accent italien, il s’intéressa à la vie de Marie et lui posa plein de questions tout en buvant son café bien chaud. Au moment de partir, il la bénit ainsi que sa maison en la remerciant de son accueil. Marie était très émue, et la vie reprit son cours.
   
   Quelques années après, le pape Pie XII, épuisé par un hoquet qui ne le quittait pas, mourut au Vatican. Je crois que c’était en 1962. Il y eut donc un conclave pour élire un nouveau pape.
  Le lendemain de l’élection, Marie Castel Meur alla chercher son pain au bourg à bicyclette comme c’était son habitude. Sur le comptoir de la boulangerie il y avait le journal Ouest-France avec le portrait du nouveau pape : - « Oh ! Ma Doue !, c’est pas Dieu possible ! Mais moi je le connais çui-là, il a même bu le café chez moi et il m’a même bénie ! ». Le nouveau pape était Monseigneur le cardinal Roncalli qui prit aussitôt le nom de Jean XXIII. Ce pape révolutionna l’église catholique avec son concile. Il supprima le latin à la messe, par exemple, il simplifia beaucoup de choses.
   Marie était complétement bouleversée, sur le chemin du retour elle trouva sa copine Titine Adèle Cloarec qui sortait de la messe où elle allait tous les jours. Elle descendit de sa bicyclette pour lui raconter avec force détails et beaucoup d’exclamations son histoire. Tante Adèle s’empressa d’aller chez Bourdonnec raconter à son amie Gabrielle l’histoire de Marie Castel Meur. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, et Marie eut son heure de gloire. Après cela, comment voulez-vous qu’un simple préfet ou quelque autre célébrité l’impressionne ?
   Jusqu’à la fin de sa vie Marie reçut des cartes postales de personnes passées dans sa petite maison. Il en venait de toute la France de la Suisse, de Belgique… Les adresses étaient quelquefois fantaisistes – Marie Le Louarn, Marie Castel Meur, Marie du Gouffre et même Marie Mouton. Le facteur de Plougrescant devait souvent faire un grand détour, mais Marie recevait toujours son courrier !


Jeannick Le Saux-Rémond

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