Mon Plougrescant, ce sont les huit premières
années de ma vie. Et d’un coup la rupture, le retour dans mon pays natal de
Dieppe vers mars 1946. Nos familles, revenues ici en tant que réfugiés, vivaient
dans l’espoir de pouvoir repartir au Havre, à Toulon ou autre port de mer.
Rester au pays n’était pas concevable : seul l’exil permettait l‘espoir
d’une vie meilleure. Mon Plougrescant, c’était une petite enfance entre
parenthèses dont il me reste des images, des sons, des personnages figés dans
leur éternité.
D’abord le quartier du Roudour. Hiver comme
été, les portes restaient ouvertes. On entrait dans les maisons sans
s’annoncer, avec la consigne de ne pas trop aller « lever son nez » chez les voisins.
Je n’ai guère quitté Mon copain Sentig, jusqu’à
ce qu’une méningite ne l’enlève à l’âge de six ans. Je le vois toujours sur son
lit de mort… Mais je me souviens aussi de nos jeux, qui tournaient tous autour
de la ferme, son univers. Il parlait sentencieusement comme son père, qu’il
n’avait pourtant pas connu, puisqu’il était prisonnier en Allemagne. Quand il a
été question d’aller à l’école, ce qui ne l’enchantait guère, il se consolait en
me proposant : « H efom d’ar skol, ha goude h efom d’evhañ pob vanh
ti Saint » ‘nous irons à l’école et ensuite nous irons boire un coup chez
Le Saint’. De vrais hommes, quoi !
Il y avait aussi les filles, plus nombreuses, avec
lesquelles je jouais « petite maison » … Quand je partais à l’école,
ma voisine Solange m‘arrêtait le matin pour faire briller mes sabots – que je
m’empressais de couvrir de terre, « avec la honte ! » !
Mon univers s’élargissait parfois jusqu’à Porz
Scaff, jusqu’au bourg où se trouvaient l’école, l’église et la chapelle. Nous
allions à Kermerrien le dimanche rendre visite à mes grands-parents maternels,
poussant parfois jusqu’à Buguélès où vivaient ma grand-mère paternelle et ma
tante Rose. Il nous fallait suivre un sentier pour longer le marais de Gouermel,
car la route n’existait pas encore.
Au cours de ma deuxième vie, passée à Dieppe de
1946 à 1957, j’avais le sentiment de n’être que momentanément absent – même si
je ne séjournais à Plougrescant que quelques semaines chaque année. Au point de
décider vers l’âge de quatorze ans ne plus parler qu’en breton à mes parents, lubie
à laquelle ils ont dû se plier, et qui est devenue jusqu’à aujourd'hui un des points
centraux de ma vie.
Jean Le Dû