De la mémoire...
Refuge
ou terrain interdit, ami fidèle ou complice de nos idéaux, la mémoire joue
souvent le rôle de filtre purificateur qui, le recul et la maturité aidant nous
donne de percevoir le passé tantôt comme un vivier de rêves où il fait bon se
replonger, tantôt comme un monde hostile peuplé de fantômes dont l'apparition
nous fait frémir.
Mais quels que
soient ces souvenirs, quelle que soit la fidélité de la mémoire, tout être
humain est quelque part le seul dépositaire d'un patrimoine culturel qui en
fait un être unique. Cette richesse disparaît souvent avec celui qui la
possède. Que d'efforts, de recherches, d'hypothèses, de tâtonnements sont alors
nécessaires pour reconstituer, parfois sommairement, souvent approximativement,
la mémoire d'un peuple, d'une ethnie, ou
tout simplement d'une famille !
Faut-il alors,
tel un scientifique, explorer avec une rigueur mathématique les échantillons du
souvenir, ou est-il préférable, comme le poète, de laisser libre cours à
l'interprétation, la sensibilité, le fantasme et le rêve qui sont à la fois
fruit et support d'une part de notre culture?
Les confettis du souvenir
Nul ne savait
combien de temps le Père Tranquille consacrerait à son œuvre - car c'est bien
d'œuvre qu'il s'agissait. Le peintre, le sculpteur, l'écrivain savent que le
chef d'œuvre existe avant même qu'ils n'aient souffert les douleurs de
l'enfantement. Chacun d'entre eux espère mener sa création jusqu'à
l'accomplissement suprême. Mais il ne suffit pas de dire pour que la chose
soit.
Le Père Tranquille le
savait si bien. Voilà pourquoi il passait tant de temps dans son atelier,
jamais pressé, toujours attentif. Réaliser un objet dont la solidité ne
céderait en rien à l'esthétique ou à la finition était incompatible avec un
quelconque empressement. D'abord penser, imaginer, concevoir, puis choisir le
bois, l'observer attentivement, créer une complicité pour qu'il se prête au
jeu, ne jamais le maltraiter... c'est ce que ressentait le petit garçon qui
observait, immobile à l'extrémité de l'établi, ou assis dans un coin de
l'atelier. Et le temps ne comptait pas. Dans cette lenteur calculée, une foule
de détails frappait son œil. Ils lui reviennent aujourd'hui à la mémoire,
petits riens familiers, confettis de souvenirs saupoudrés sur un univers de
senteurs d'atelier, de bruits, de gestes. C'était une gitane qu'il fallait
rallumer, un regard sur le chemin descendant vers la mer, un geste précis pour
chasser les copeaux jaillis du rabot, un coup d'œil pour juger la finesse de
l’ajustage ou du ponçage... tant de gestes cent fois répétés, éternels,
indissociables du travail quotidien.
Le Père Tranquille
On l'appelait
le Père Tranquille. Je ne le savais pas. On l'appelait le Philosophe. Je ne le
savais pas non plus.
Le jour de ses obsèques, quelqu'un dit
de lui : "Il est mort aussi discrètement qu'il a vécu".
Qui donc saura ce que cachait cette
légendaire tranquillité? Tous louaient sa sagesse. Ses longs silences ou ses
interminables moments de réflexion en disaient bien plus long que n'importe
quel discours. Il jugeait les mots sévèrement, se méfiait du langage trop
abondant et préférait écouter, peser, comparer, avant d'émettre une opinion que
l'on percevait telle une sentence, tant la teneur en était dense, censée et
empreinte d'humanité.
Il refusait l'artificialité des
bavardages inutiles pour ramener l'attention sur des questions essentielles
telles que la justice, la vérité ou le service. Un sourire au coin des lèvres
suffisait parfois pour ébranler une opinion ou faire surgir des questions demeurées
jusque-là dans l'oubli. Il était un perpétuel catalyseur. Son calme et sa
réflexion canalisaient les enthousiasmes débordants et fustigeaient les
jugements trop définitifs.
Le banc
Pour qui n'a
pas connu le banc, il sera sans doute difficile de comprendre à quel point les
lignes qui suivent sont caractéristiques à la fois d'une mentalité, d'un lieu,
et peut-être aussi d'une époque. Réminiscence du coin de l'âtre aujourd'hui
disparu, à l'abri d'un buis sans doute plus que centenaire, c'est le lieu d'échanges
intrigants. C'est là qu'à défaut de pouvoir reconstruire le monde, on observe,
on écoute, on s'observe, on s'écoute, on commente, on se tait à l'approche du
passant que l'on suit du regard avec une insistance qui ne laisse planer aucun
doute sur l'objet de la conversation qui s'ensuivra... le banc au carrefour des
chemins, d'où l'on est sûr de voir celui qui monte, celle qui descend, le banc
près duquel l'incognito n'est possible que les jours de pluie, de grand vent ou
de grand froid, ou encore la nuit...
à suivre...
Jean-Pierre Le Guillou