mardi 19 juin 2018

Le père tranquille (Albert Bernard, 1912-1986) Episode 1



De la mémoire...

Refuge ou terrain interdit, ami fidèle ou complice de nos idéaux, la mémoire joue souvent le rôle de filtre purificateur qui, le recul et la maturité aidant nous donne de percevoir le passé tantôt comme un vivier de rêves où il fait bon se replonger, tantôt comme un monde hostile peuplé de fantômes dont l'apparition nous fait frémir.

Mais quels que soient ces souvenirs, quelle que soit la fidélité de la mémoire, tout être humain est quelque part le seul dépositaire d'un patrimoine culturel qui en fait un être unique. Cette richesse disparaît souvent avec celui qui la possède. Que d'efforts, de recherches, d'hypothèses, de tâtonnements sont alors nécessaires pour reconstituer, parfois sommairement, souvent approximativement,  la mémoire d'un peuple, d'une ethnie, ou tout simplement d'une famille !

Faut-il alors, tel un scientifique, explorer avec une rigueur mathématique les échantillons du souvenir, ou est-il préférable, comme le poète, de laisser libre cours à l'interprétation, la sensibilité, le fantasme et le rêve qui sont à la fois fruit et support d'une part de notre culture?



Les confettis du souvenir


Nul ne savait combien de temps le Père Tranquille consacrerait à son œuvre - car c'est bien d'œuvre qu'il s'agissait. Le peintre, le sculpteur, l'écrivain savent que le chef d'œuvre existe avant même qu'ils n'aient souffert les douleurs de l'enfantement. Chacun d'entre eux espère mener sa création jusqu'à l'accomplissement suprême. Mais il ne suffit pas de dire pour que la chose soit.
Le Père Tranquille le savait si bien. Voilà pourquoi il passait tant de temps dans son atelier, jamais pressé, toujours attentif. Réaliser un objet dont la solidité ne céderait en rien à l'esthétique ou à la finition était incompatible avec un quelconque empressement. D'abord penser, imaginer, concevoir, puis choisir le bois, l'observer attentivement, créer une complicité pour qu'il se prête au jeu, ne jamais le maltraiter... c'est ce que ressentait le petit garçon qui observait, immobile à l'extrémité de l'établi, ou assis dans un coin de l'atelier. Et le temps ne comptait pas. Dans cette lenteur calculée, une foule de détails frappait son œil. Ils lui reviennent aujourd'hui à la mémoire, petits riens familiers, confettis de souvenirs saupoudrés sur un univers de senteurs d'atelier, de bruits, de gestes. C'était une gitane qu'il fallait rallumer, un regard sur le chemin descendant vers la mer, un geste précis pour chasser les copeaux jaillis du rabot, un coup d'œil pour juger la finesse de l’ajustage ou du ponçage... tant de gestes cent fois répétés, éternels, indissociables du travail quotidien.



Le Père Tranquille


On l'appelait le Père Tranquille. Je ne le savais pas. On l'appelait le Philosophe. Je ne le savais pas non plus.
Le jour de ses obsèques, quelqu'un dit de lui : "Il est mort aussi discrètement qu'il a vécu".
Qui donc saura ce que cachait cette légendaire tranquillité? Tous louaient sa sagesse. Ses longs silences ou ses interminables moments de réflexion en disaient bien plus long que n'importe quel discours. Il jugeait les mots sévèrement, se méfiait du langage trop abondant et préférait écouter, peser, comparer, avant d'émettre une opinion que l'on percevait telle une sentence, tant la teneur en était dense, censée et empreinte d'humanité.
Il refusait l'artificialité des bavardages inutiles pour ramener l'attention sur des questions essentielles telles que la justice, la vérité ou le service. Un sourire au coin des lèvres suffisait parfois pour ébranler une opinion ou faire surgir des questions demeurées jusque-là dans l'oubli. Il était un perpétuel catalyseur. Son calme et sa réflexion canalisaient les enthousiasmes débordants et fustigeaient les jugements trop définitifs.


Le banc


Pour qui n'a pas connu le banc, il sera sans doute difficile de comprendre à quel point les lignes qui suivent sont caractéristiques à la fois d'une mentalité, d'un lieu, et peut-être aussi d'une époque. Réminiscence du coin de l'âtre aujourd'hui disparu, à l'abri d'un buis sans doute plus que centenaire, c'est le lieu d'échanges intrigants. C'est là qu'à défaut de pouvoir reconstruire le monde, on observe, on écoute, on s'observe, on s'écoute, on commente, on se tait à l'approche du passant que l'on suit du regard avec une insistance qui ne laisse planer aucun doute sur l'objet de la conversation qui s'ensuivra... le banc au carrefour des chemins, d'où l'on est sûr de voir celui qui monte, celle qui descend, le banc près duquel l'incognito n'est possible que les jours de pluie, de grand vent ou de grand froid, ou encore la nuit...


à suivre...
Jean-Pierre Le Guillou