dimanche 14 mai 2017

Le glas

Les sonneries des cloches continuent aujourd'hui encore à rythmer nos journées, bien que la plupart d’entre nous n’y prêtions guère attention. Depuis la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 c’est du maire que dépend la gestion des sonneries civiles des cloches. Elles servent – ou plutôt ont servi – à donner l’heure à la population, fonction devenue inutile , puisque désormais le temps nous est mesuré inexorablement par nos montres, nos téléphones, la radio et que sais-je. On n’y échappe plus. Jadis nous mesurions le temps en quarts d’heure, voire en demi-heures. Maintenant, nous pensons en minutes : « il faut que je me grouille, il est dix-huit heures trente six ! ». Plus nous gagnons de temps et moins nous en avons.
L’emploi civil des cloches joue un rôle essentiel de communication de masse en cas de « péril commun »,. Je me souviens avoir été impressionné par les coups rapides et agressifs du tocsin (Kloh an tan ‘la cloche du feu’) – ce devait être un été, dans les années 1950 – et de me précipiter à la suite du voisinage jusqu’à la maison en flammes. Je conserve l’image d’une file de gens passant de main en main des seaux d’eau remplis au puits pour arriver à moitié vides en bout de course…
Je crois aussi me rappeler de la sonnerie annonçant la fin de la guerre et des explosions de joie qui s’en sont suivies. Ma mère, née en 1910, m’a souvent raconté qu’elle avait entendu le tocsin en août 1914 alors qu’elle rendait visite à sa grand-mère à Camlez et qu’elle avait annoncé en rentrant chez elle : Bah Kamlez ê diskared brezel ‘À Camlez, la guerre est renversée’ (au lieu de deklared ‘déclarée’).
La fonction religieuse des sonneries de cloches, la plus ancienne, ne subsiste qu’à l’état de souvenir. Je doute que quelqu’un à Plougrescant récite un « Je vous salue Marie » quand sonne l’angélus (7 heures du matin, midi et 7 heures du soir). Le cultivateur perché sur son tracteur ne se dit pas à ce moment précis : « L’angélus sonne, c’est l’heure du souper ! » … et d’ailleurs il ne l’entend peut-être même pas à cause du bruit du moteur difficilement couvert par la musique de Radio Bonheur.
De nos jours des sonneries accompagnent encore les – rares – offices, les mariages, les baptêmes et les enterrements. Naguère, elles guidaient les fidèles en route pour la grand-messe. La première sonnerie (ar zon gentañ) retentissait une demi-heure avant son début, la deuxième sonnerie (an eil son) un quart d’heure avant et enfin la troisième sonnerie (an dried son) indiquait le début de la cérémonie. Chacun, selon la distance qui le séparait du bourg, savait s’il devait se mettre en route, cheminer paisiblement ou hâter le pas.
Il y a quelques décennies – au moins jusqu’aux années 1960 –, les cloches informaient la population qu’un décès avait eu lieu dans la commune. Après quelques coups d’annonce, on précisait le sexe de la personne décédée : neuf coups pour un homme, et sept pour une femme. Pour laisser le temps de compter, on marquait une pause après les cinq premiers coups avant de frapper les quatre suivants pour un homme ; pour une femme, c’étaient quatre coups suivis de trois. On s’écriait aussitôt : eur marw zo ‘il y a un décès’ et piw zo maro ? ‘qui est mort ?’. Il n’y avait pas de téléphone, mais le bouche à oreille était très efficace et on savait très vite de qui il s’agissait. Jusqu’à la Première Guerre mondiale – mais je ne suis pas sûr de la date –, on donnait aussi la classe sociale du défunt grâce aux coups d’avertissement : deux ou trois sonneries de glas pour les miséreux, une sonnerie du petit carillon pour les gens plus aisés (selon les critères de l’époque !) et, pour les notables, carrément le grand carillon.
Les heures des enterrements étaient déterminées par le statut social du défunt : trois classes jusqu’à la Première Guerre mondiale, réduites à deux par la suite pour en arriver à l’époque présente où tous les morts semblent être devenus égaux…
La veille de l’enterrement, à la nuit tombante, on entendait le glas, une sonnerie lente, lugubre, lancinante, d’une tristesse infinie. Je me souviens, vers 1960, avoir eu la visite d’une famille normande qui n’était jamais venue en Bretagne.


C’était une soirée du mois d’août à Porz Hir, le temps était couvert, sans un souffle de vent, un de ces moments où le moindre bruit se transmet et s’amplifie. Deux dames remontaient du goémon de la grève sur une civière en bavardant en breton, pieds nus, coiffées d’une kartroñsenn. C’est alors que le glas s’est mis à sonner : les visiteurs normands ont ressenti un tel sentiment d’angoisse qu’ils ont décidé de s’en aller sans tarder. Je pense même qu’ils se sont enfuis.
Jean Le Dû