Enfant,
je me souviens des pancartes peintes à la main de Yves Gauther « Par ici
la mer », le ciel, la mer, et la terre, comme terrain de jeu où nous
croisions au hasard de nos courses sur les chemins quelques poules.
Les
poules d’Yves Gauther qui répondaient à ses appels quand il rentrait de la
pêche et qui se nourrissaient des restes de chaque pêche miraculeuse.
Elles
avaient un long cou qui se tendait à son appel avec un air cocasse, un air
interloqué et affamé. Elles couraient à toutes pattes, en file indienne, le
long des routes pour regagner au plus vite la ferme.
Chaque
été mon père, le premier jour de notre arrivée, allait, avec nous, dire
bonjour, saluer les visages de son enfance, les visages de Plougrescant.
Et ces
visages ne changeaient pas d’une année sur l’autre, la même attitude, le même
air droit, la même lumière dans les yeux, et cet accent si caractéristique de
Plougrescant qui cogne et qui roule comme la mer sur les galets.
Ensemble,
nous adorions faire le tour des fermes, avec à chaque fois la promesse d’un
verre pour lui et de quelques biscuits apéritif pour mon frère et moi.
Un jour
nous ne sommes pas allés, comme nous le faisions toujours, chez Yves Gauther en
premier, Kerever était juste à côté, et nous commencions toujours par les
saluer, sa femme et lui, en premier.
En
descendant du bourg nous nous sommes arrêtés chez leur fille Lélé.
Le mari
de Lélé venait de rentrer d’un long périple en mer.
Il était
parti en Russie et il avait rapporté en cadeau à son beau père un kilo de
caviar.
Je vois
dans le regard de Jacques de la surprise, de la joie et de la gourmandise.
Nous
voilà parti chez Yves que nous trouvons, comme toujours, attablé devant un
verre de rouge dans sa cuisine.
Mon
père, ému de le revoir et trop impatient aussi, essaie avec maladresse de le
mettre sur la voie du cadeau russe.
Les
phrases échangées sont courtes, les
silences plus éloquents que les mots s’imposent à chaque nouvelle donnée :
– « La santé ? - Bonne... »
– « La
pêche ? - Pas terrible aujourd’hui, elle sera mieux demain, et le temps, il change
mais on n’ a pas à se plaindre… »
Joie profonde
d’être là, silence…
Enfin
papa héroïquement se lance, vantant les mérites et la générosité de ce gendre
providentiel.
Yves
fronce les sourcils, ne comprend pas.
Jacques
s’enlise, devient tout rouge, et pose enfin la question défendue :
– « Il t’a
fait un sacré cadeau ! »
Yves,
sa casquette vissée sur la tête, continue de le regarder droit dans les yeux, son
verre de rouge à la main.
Il y
avait de la malice dans ses yeux
Il y
avait une bienveillance muette
Un silence .
Jacques
est suspendu à ses lèvres, espérant la délivrance de sa réponse…
Yves
rompt enfin ce silence prolongé et prononce cette phrase restée depuis
gravée :
– « Quoi,
cette saloperie de petits grains noirs ?… j’ai tout jeté aux
poules ! »
Plougrescant :
c’est l’éternité, l’authenticité et la lumière de ces instants partagés.
Ce sont
ces visages, ces êtres rencontrés là et qui peuplent notre mémoire commune, et
c’est aussi, là où le temps ne galope plus, mais nous entoure et nous
enveloppe.
Plougrescant
m’apaise et me ressource, comme une terre nourricière, peuplée de poules au
long cou et aux pattes agiles, de rochers et d’horizon, et d’enfants qui
courent dans les chemins.
Julie Brochen