dimanche 29 juillet 2018

Le rosier de Simone




Ce matin, Simone m'a demandé de venir voir « quelque chose » dans son jardin. Simone, c’est ma voisine. Elle a 87 ans et je l’ai toujours connue là, toujours au même endroit, dans sa maison à côté de chez moi.  Enfin, à côté de chez mes grands-parents, avant que ce soit chez moi. Mais ça on s’en fiche. Quoique. Pas tant que ça.

C’est pas fréquent d’entrer chez les voisins par ici.
Même amis, les gens d’ici se parlent dans le chemin, par dessus les barrières, dans l’espace public, exclusivement. C’est ainsi. Ça tombe bien, la circulation est rare sur « la route ».
Alors on causait de choses super importantes au milieu de la route, comme du rouge-gorge qui l’accompagne toujours quand elle est au potager (oui, ici, à 87 ans on laboure, on plante, on récolte et on descend « à la grève » tous les jours vérifier que les marées fonctionnent bien, en se disant que quand même c’est beau ici on a de la chance même si on supporte une petite laine faut dire qu’on n’est qu’en juin, faut pas se plaindre).
Moi je lui faisais un rapport sur les chardonnerets qui ont fait leur nid dans le camélia devant ma porte (ah oui ceux-là ils étaient déjà là du temps de ton grand-père), on parlait du lièvre qui a bouffé les salades de Yves et que du coup on n’est pas mécontents parce qu’on a quelqu’un à qui en donner, des salades. C’est vrai, elles viennent toutes en même temps c’est mal fichu quand même et on n’aime pas perdre.

Bref.
Simone me demande d’entrer dans son jardin. Et là elle me montre un beau rosier jaune : le rosier que mes grands-parents lui ont offert à ma naissance pour la remercier de s’être occupée des poules et des lapins quand ils sont partis à Brest pour me voir à la maternité !

Alors, « plantée » devant le rosier, je me disais que c’est tellement, tellement un privilège d’avoir un nid comme ça, où même les oiseaux se racontent leurs histoires de quand ils étaient petits, où les marées vont et viennent tout le temps sans jamais se fatiguer et sans jamais se lasser, où les vieux sont vieux mais ont conscience de la chance qu’ils ont d’être chez eux, même surveillés par un rouge-gorge collant et où tu trinqueras bientôt avec un rosier pour tes 50 ans…

Voilà. Une chance inouïe. Même si ça ne change rien au malheur des humains qui sont sur les routes et les mers, c’est le minimum de le reconnaître.
Maï Le Dû


mardi 19 juin 2018

Le père tranquille (Albert Bernard, 1912-1986) Episode 1



De la mémoire...

Refuge ou terrain interdit, ami fidèle ou complice de nos idéaux, la mémoire joue souvent le rôle de filtre purificateur qui, le recul et la maturité aidant nous donne de percevoir le passé tantôt comme un vivier de rêves où il fait bon se replonger, tantôt comme un monde hostile peuplé de fantômes dont l'apparition nous fait frémir.

Mais quels que soient ces souvenirs, quelle que soit la fidélité de la mémoire, tout être humain est quelque part le seul dépositaire d'un patrimoine culturel qui en fait un être unique. Cette richesse disparaît souvent avec celui qui la possède. Que d'efforts, de recherches, d'hypothèses, de tâtonnements sont alors nécessaires pour reconstituer, parfois sommairement, souvent approximativement,  la mémoire d'un peuple, d'une ethnie, ou tout simplement d'une famille !

Faut-il alors, tel un scientifique, explorer avec une rigueur mathématique les échantillons du souvenir, ou est-il préférable, comme le poète, de laisser libre cours à l'interprétation, la sensibilité, le fantasme et le rêve qui sont à la fois fruit et support d'une part de notre culture?



Les confettis du souvenir


Nul ne savait combien de temps le Père Tranquille consacrerait à son œuvre - car c'est bien d'œuvre qu'il s'agissait. Le peintre, le sculpteur, l'écrivain savent que le chef d'œuvre existe avant même qu'ils n'aient souffert les douleurs de l'enfantement. Chacun d'entre eux espère mener sa création jusqu'à l'accomplissement suprême. Mais il ne suffit pas de dire pour que la chose soit.
Le Père Tranquille le savait si bien. Voilà pourquoi il passait tant de temps dans son atelier, jamais pressé, toujours attentif. Réaliser un objet dont la solidité ne céderait en rien à l'esthétique ou à la finition était incompatible avec un quelconque empressement. D'abord penser, imaginer, concevoir, puis choisir le bois, l'observer attentivement, créer une complicité pour qu'il se prête au jeu, ne jamais le maltraiter... c'est ce que ressentait le petit garçon qui observait, immobile à l'extrémité de l'établi, ou assis dans un coin de l'atelier. Et le temps ne comptait pas. Dans cette lenteur calculée, une foule de détails frappait son œil. Ils lui reviennent aujourd'hui à la mémoire, petits riens familiers, confettis de souvenirs saupoudrés sur un univers de senteurs d'atelier, de bruits, de gestes. C'était une gitane qu'il fallait rallumer, un regard sur le chemin descendant vers la mer, un geste précis pour chasser les copeaux jaillis du rabot, un coup d'œil pour juger la finesse de l’ajustage ou du ponçage... tant de gestes cent fois répétés, éternels, indissociables du travail quotidien.



Le Père Tranquille


On l'appelait le Père Tranquille. Je ne le savais pas. On l'appelait le Philosophe. Je ne le savais pas non plus.
Le jour de ses obsèques, quelqu'un dit de lui : "Il est mort aussi discrètement qu'il a vécu".
Qui donc saura ce que cachait cette légendaire tranquillité? Tous louaient sa sagesse. Ses longs silences ou ses interminables moments de réflexion en disaient bien plus long que n'importe quel discours. Il jugeait les mots sévèrement, se méfiait du langage trop abondant et préférait écouter, peser, comparer, avant d'émettre une opinion que l'on percevait telle une sentence, tant la teneur en était dense, censée et empreinte d'humanité.
Il refusait l'artificialité des bavardages inutiles pour ramener l'attention sur des questions essentielles telles que la justice, la vérité ou le service. Un sourire au coin des lèvres suffisait parfois pour ébranler une opinion ou faire surgir des questions demeurées jusque-là dans l'oubli. Il était un perpétuel catalyseur. Son calme et sa réflexion canalisaient les enthousiasmes débordants et fustigeaient les jugements trop définitifs.


Le banc


Pour qui n'a pas connu le banc, il sera sans doute difficile de comprendre à quel point les lignes qui suivent sont caractéristiques à la fois d'une mentalité, d'un lieu, et peut-être aussi d'une époque. Réminiscence du coin de l'âtre aujourd'hui disparu, à l'abri d'un buis sans doute plus que centenaire, c'est le lieu d'échanges intrigants. C'est là qu'à défaut de pouvoir reconstruire le monde, on observe, on écoute, on s'observe, on s'écoute, on commente, on se tait à l'approche du passant que l'on suit du regard avec une insistance qui ne laisse planer aucun doute sur l'objet de la conversation qui s'ensuivra... le banc au carrefour des chemins, d'où l'on est sûr de voir celui qui monte, celle qui descend, le banc près duquel l'incognito n'est possible que les jours de pluie, de grand vent ou de grand froid, ou encore la nuit...


à suivre...
Jean-Pierre Le Guillou

vendredi 16 mars 2018

La marée noire de l'Amoco Cadiz

Le 16 mars 1978, c’était un jeudi. 
C’est donc le vendredi matin, au réveil, que l’on a appris qu’un pétrolier battant pavillon libérien, l’Amoco Cadiz, s’était échoué au large de Portsall, dans le Finistère.

Nous habitions à Brest, à l’époque. Je me souviens que nous sommes montés dans la voiture, pour aller voir… Je me souviens de vagues noires et épaisses. J’ai jeté un caillou dans l’eau et il a été englouti, sans faire d’éclaboussures, il a juste sombré dans la masse visqueuse. 

Quarante ans plus tard, je vois toujours ce caillou tomber.


Est-ce le même week-end ou la semaine suivante que nous sommes allés à Plougrescant ? A vol d’oiseau, Portsall-Plougrescant, c’est une bonne centaine de kilomètres. La marée noire, évidemment, était dans toutes les conversations, mais c’était loin et on espérait juste que les vents nous seraient favorables.


Parce qu’à Plougrescant, on savait de quoi on parlait.

On avait eu une marée noire, déjà, en mars 1967, celle du Torrey Canyon. Il y a quelque part des photos de moi, bébé, devant des rochers dévastés.



En 1967, dans les bras de papa devant la première marée noire, celle du Torrey Canyon. En arrière-plan on voit la maison de Nina D’Asty, démolie dans les années 1990.


Ce jour là – était-ce le dimanche suivant ou celui d’après – nous sommes donc allés déjeuner chez mes grands-parents, au Roudour. Après le dessert, pendant que les adultes parlaient entre eux, nous sommes sorties, avec ma petite sœur et ma cousine, jouer dehors dans le jardin. 
Il faisait beau, je crois, une de ces après-midis où l’on sent que la promesse du printemps est toute proche.

C’est là que j’ai senti l’odeur.

La même odeur qu’à Portsall.

Les grèves étaient encore magnifiques, elles avaient eu le temps de se régénérer, en neuf ans. On ne voyait de pétrole nulle part, mais l’odeur était là.
Quelques jours plus tard, alors qu’on était rentrés à Brest, ma tante a téléphoné.

La marée noire était arrivée.

Lorsqu’on est retournés à Plougrescant, la fois suivante, Porz Scaff était un champ de bataille, avec des gens en ciré, des tracteurs qui ramassaient des tonnes de magma noir mélangé à des cailloux et au sable qui, toute mon enfance, avait servi à construire des châteaux forts, en dérisoires remparts contre les vagues.

Je crois aussi que c’est la première fois que j’ai vu des adultes pleurer.
Donaig Le Dû

lundi 18 septembre 2017

débrouille-toi avec tes grand-parents !


Cela devait être l'été 1988, durant lequel j'ai fêté mes 6 ans. Ce sont parmi mes premiers souvenirs d'enfant.
Chaque été nous passions un petit moment de vacances en famille au Varlen, dans la maison de notre grand-père.
Le confort y était sommaire. Les douches se prenaient dans la baignoire sabot installée dans la crèche et on allait aux toilettes « au fond du jardin » dans une sorte de petit appentis. Ces toilettes d'ailleurs me faisaient très peur, car je craignais qu'un serpent sortant de la fosse ne vienne me mordre les fesses !!
Mais la maison bénéficiait d'une situation exceptionnelle.
À l'époque, seul un passage de brouette la séparait de la grève. Autant dire que le jardin, c'était la plage !

Comme toutes les bonnes choses ont une fin, le moment du départ arriva. Les parents nous chargèrent (les trois gamins) et les valises, à l'arrière de la GS, et l'heure du retour vers Le Havre sonna. Nous avions déjà presque fait la dizaine de kilomètres qui mène à Tréguier, et je pleurais, pleurais… extrêmement déçue d'avoir dû quitter ce paradis avant la fin de l'été.
Papa, excédé, fit demi-tour.
Arrivé au Varlen, dans le champ proche de la maison, il me fit descendre de la voiture, en sortit ma valise et me dit : « Maintenant, et bien, débrouille toi avec tes grand-parents ! »
C'est comme ça que j'ai pu prolonger les vacances, seule avec mes grand-parents, choyée, initiée aux bonheurs des après-midi sur la grève. Je me souviens notamment d'un petit cours sur la pêche à la crevette, très appréciée de ma mamie.
Ce furent des moments exceptionnellement heureux.
Malheureusement ce fut le dernier été que mes grand-parents passèrent à Plougrescant, car la maladie les empêcha d'y retourner par la suite.

Plougrescant est resté pour moi un paradis, un lieu de ressourcement, mon chez moi, là où je me sens vraiment moi… Le lieu, magnifique, y est bien sûr pour quelque chose. Mais c'est aussi sûrement le souvenir de ces moments passés avec mes grand-parents qui justifie mon très grand attachement à cette petite parcelle de paradis.
Depuis, j'ai sans cesse ressenti le besoin vital d'y retourner très régulièrement afin de préserver mon équilibre.

Francine Perrin

Une petite-fille de Thomas Rémond.

dimanche 14 mai 2017

Le glas

Les sonneries des cloches continuent aujourd'hui encore à rythmer nos journées, bien que la plupart d’entre nous n’y prêtions guère attention. Depuis la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 c’est du maire que dépend la gestion des sonneries civiles des cloches. Elles servent – ou plutôt ont servi – à donner l’heure à la population, fonction devenue inutile , puisque désormais le temps nous est mesuré inexorablement par nos montres, nos téléphones, la radio et que sais-je. On n’y échappe plus. Jadis nous mesurions le temps en quarts d’heure, voire en demi-heures. Maintenant, nous pensons en minutes : « il faut que je me grouille, il est dix-huit heures trente six ! ». Plus nous gagnons de temps et moins nous en avons.
L’emploi civil des cloches joue un rôle essentiel de communication de masse en cas de « péril commun »,. Je me souviens avoir été impressionné par les coups rapides et agressifs du tocsin (Kloh an tan ‘la cloche du feu’) – ce devait être un été, dans les années 1950 – et de me précipiter à la suite du voisinage jusqu’à la maison en flammes. Je conserve l’image d’une file de gens passant de main en main des seaux d’eau remplis au puits pour arriver à moitié vides en bout de course…
Je crois aussi me rappeler de la sonnerie annonçant la fin de la guerre et des explosions de joie qui s’en sont suivies. Ma mère, née en 1910, m’a souvent raconté qu’elle avait entendu le tocsin en août 1914 alors qu’elle rendait visite à sa grand-mère à Camlez et qu’elle avait annoncé en rentrant chez elle : Bah Kamlez ê diskared brezel ‘À Camlez, la guerre est renversée’ (au lieu de deklared ‘déclarée’).
La fonction religieuse des sonneries de cloches, la plus ancienne, ne subsiste qu’à l’état de souvenir. Je doute que quelqu’un à Plougrescant récite un « Je vous salue Marie » quand sonne l’angélus (7 heures du matin, midi et 7 heures du soir). Le cultivateur perché sur son tracteur ne se dit pas à ce moment précis : « L’angélus sonne, c’est l’heure du souper ! » … et d’ailleurs il ne l’entend peut-être même pas à cause du bruit du moteur difficilement couvert par la musique de Radio Bonheur.
De nos jours des sonneries accompagnent encore les – rares – offices, les mariages, les baptêmes et les enterrements. Naguère, elles guidaient les fidèles en route pour la grand-messe. La première sonnerie (ar zon gentañ) retentissait une demi-heure avant son début, la deuxième sonnerie (an eil son) un quart d’heure avant et enfin la troisième sonnerie (an dried son) indiquait le début de la cérémonie. Chacun, selon la distance qui le séparait du bourg, savait s’il devait se mettre en route, cheminer paisiblement ou hâter le pas.
Il y a quelques décennies – au moins jusqu’aux années 1960 –, les cloches informaient la population qu’un décès avait eu lieu dans la commune. Après quelques coups d’annonce, on précisait le sexe de la personne décédée : neuf coups pour un homme, et sept pour une femme. Pour laisser le temps de compter, on marquait une pause après les cinq premiers coups avant de frapper les quatre suivants pour un homme ; pour une femme, c’étaient quatre coups suivis de trois. On s’écriait aussitôt : eur marw zo ‘il y a un décès’ et piw zo maro ? ‘qui est mort ?’. Il n’y avait pas de téléphone, mais le bouche à oreille était très efficace et on savait très vite de qui il s’agissait. Jusqu’à la Première Guerre mondiale – mais je ne suis pas sûr de la date –, on donnait aussi la classe sociale du défunt grâce aux coups d’avertissement : deux ou trois sonneries de glas pour les miséreux, une sonnerie du petit carillon pour les gens plus aisés (selon les critères de l’époque !) et, pour les notables, carrément le grand carillon.
Les heures des enterrements étaient déterminées par le statut social du défunt : trois classes jusqu’à la Première Guerre mondiale, réduites à deux par la suite pour en arriver à l’époque présente où tous les morts semblent être devenus égaux…
La veille de l’enterrement, à la nuit tombante, on entendait le glas, une sonnerie lente, lugubre, lancinante, d’une tristesse infinie. Je me souviens, vers 1960, avoir eu la visite d’une famille normande qui n’était jamais venue en Bretagne.


C’était une soirée du mois d’août à Porz Hir, le temps était couvert, sans un souffle de vent, un de ces moments où le moindre bruit se transmet et s’amplifie. Deux dames remontaient du goémon de la grève sur une civière en bavardant en breton, pieds nus, coiffées d’une kartroñsenn. C’est alors que le glas s’est mis à sonner : les visiteurs normands ont ressenti un tel sentiment d’angoisse qu’ils ont décidé de s’en aller sans tarder. Je pense même qu’ils se sont enfuis.
Jean Le Dû

jeudi 19 janvier 2017

Les congres...

Été 1953. Un premier séjour prolongé à Plougrescant !



Mon père aimait pêcher, et sur les conseils de Maï Castell Meur avait obtenu des habitants de la grande maison – aujourd’hui démolie – dite de Nina Dasti, l’autorisation de camper près du mur qui bordait le site du Gouffre.

Nous posions alors des lignes de fond qui plaisaient aux congres. Ces horribles bestioles étaient mises en attente dans des mares près de notre tente.

Des rares touristes passant par là nous demandèrent de les porter à l’hôtel de Porz Hir où, paraît-il, ils ne mangeaient pas beaucoup de poissons…
Sitôt dit, sitôt fait, et nous fîmes connaissance de Jean Coadou, très accueillant, qui devint aussitôt un ami. Il nous remercia à coups de punchs bien tassés agrémentés d’histoires exotiques… Le retour à Castell Meur fut très joyeux.


Le lendemain… il y avait à nouveau des congres !!

Françoise Lancien

Le caviar...

Enfant, je me souviens des pancartes peintes à la main de Yves Gauther « Par ici la mer », le ciel, la mer, et la terre, comme terrain de jeu où nous croisions au hasard de nos courses sur les chemins quelques poules.


Les poules d’Yves Gauther qui répondaient à ses appels quand il rentrait de la pêche et qui se nourrissaient des restes de chaque pêche miraculeuse.
Elles avaient un long cou qui se tendait à son appel avec un air cocasse, un air interloqué et affamé. Elles couraient à toutes pattes, en file indienne, le long des routes pour regagner au plus vite la ferme.
Chaque été mon père, le premier jour de notre arrivée, allait, avec nous, dire bonjour, saluer les visages de son enfance, les visages de Plougrescant.
Et ces visages ne changeaient pas d’une année sur l’autre, la même attitude, le même air droit, la même lumière dans les yeux, et cet accent si caractéristique de Plougrescant qui cogne et qui roule comme la mer sur les galets.
Ensemble, nous adorions faire le tour des fermes, avec à chaque fois la promesse d’un verre pour lui et de quelques biscuits apéritif pour mon frère et moi.

Un jour nous ne sommes pas allés, comme nous le faisions toujours, chez Yves Gauther en premier, Kerever était juste à côté, et nous commencions toujours par les saluer, sa femme et lui, en premier.
En descendant du bourg nous nous sommes arrêtés chez leur fille Lélé.
Le mari de Lélé venait de rentrer d’un long périple en mer.
Il était parti en Russie et il avait rapporté en cadeau à son beau père un kilo de caviar.
Je vois dans le regard de Jacques de la surprise, de la joie et de la gourmandise.
Nous voilà parti chez Yves que nous trouvons, comme toujours, attablé devant un verre de rouge dans sa cuisine.
Mon père, ému de le revoir et trop impatient aussi, essaie avec maladresse de le mettre sur la voie du cadeau russe.
Les phrases échangées sont courtes, les silences plus éloquents que les mots s’imposent à chaque nouvelle donnée :
 « La santé ? - Bonne... »
 « La pêche ? - Pas terrible aujourd’hui, elle sera mieux demain, et le temps, il change mais on n’ a pas à se plaindre… »

Joie profonde d’être là, silence…
Enfin papa héroïquement se lance, vantant les mérites et la générosité de ce gendre providentiel.
Yves fronce les sourcils, ne comprend pas.
Jacques s’enlise, devient tout rouge, et pose enfin la question défendue :
 « Il t’a fait un sacré cadeau ! »
Yves, sa casquette vissée sur la tête, continue de le regarder droit dans les yeux, son verre de rouge à la main.
Il y avait de la malice dans ses yeux
Il y avait une bienveillance muette
Un silence .


Jacques est suspendu à ses lèvres, espérant la délivrance de sa réponse…
Yves rompt enfin ce silence prolongé et prononce cette phrase restée depuis gravée :

– « Quoi, cette saloperie de petits grains noirs ?… j’ai tout jeté aux poules ! »
  
Plougrescant : c’est l’éternité, l’authenticité et la lumière de ces instants partagés.
Ce sont ces visages, ces êtres rencontrés là et qui peuplent notre mémoire commune, et c’est aussi, là où le temps ne galope plus, mais nous entoure et nous enveloppe.
Plougrescant m’apaise et me ressource, comme une terre nourricière, peuplée de poules au long cou et aux pattes agiles, de rochers et d’horizon, et d’enfants qui courent dans les chemins.

Julie Brochen